Je m’approchai
de lui, et je lui demandai d’une voix tremblante : « Que faites-vous avec une croix et toute cette fumée? »
– Je jette
un mauvais sort aux gens qui viennent exploiter les parents et les enfants pauvres de la ville. Puis, je prie pour éviter
que les enfants harcèlent leurs parents pour qu’ils les amènent à Beauce Carnaval. J’espère ainsi éviter les chicanes
de familles.
– Pourquoi
enlever cette joie et ce plaisir aux enfants, quand ils adorent venir à Beauce Carnaval?
– Ils sont
pauvres. Puis, il y a d’autres façons moins coûteuses de s’amuser.
Regarde-toi, tu
peux t’amuser en faisant un tour de bicyclette.
– Oui, mais
les enfants aiment s’amuser de plusieurs façons.
Je commençais
à avoir de la difficulté à comprendre le vieil homme, et je n’étais pas tout à fait certain de partager son point de
vue.
– C’est
vrai, il y a des enfants qui cherchent tellement le plaisir qu’ils ne voient pas la différence entre le bon et le mauvais
dragon. Regarde derrière toi! s’exclama le vieil homme.
Je tournai mon
regard vers le lac Osisko. L’eau, brunâtre, était pleine de saletés. Une mauvaise odeur s’en dégageait. Tout à
coup, mon désir de faire le tour de la piste diminua considérablement. Maintenant, j’y allais à reculons et non avec
enthousiasme.
Soudain, je me
questionnai sur le lien entre un lac pollué et des enfants innocents. C’était un vrai casse-tête.
Le vieil homme
continua son discours :
– Ce ne
sont pas tous les enfants qui sont innocents. Certains consomment de la drogue ou font des mauvais coups. Quand ils grandissent,
ils ne savent pas prendre soin de la nature, d’eux-mêmes et des autres. Les hommes qui sont responsables de la pollution
de ce lac n’ont jamais été condamnés, et cela fait souffrir le bon dragon. Quand des enfants et des adultes aux mauvaises
intentions se regroupent, les dommages envers autrui sont d’autant plus ravageurs.
– C’est
vrai… même moi je n’ai plus le goût de continuer ma promenade à
bicyclette. Je
prononçai ces paroles avec désappointement en pensant que les
responsables faisaient
partie de mes ancêtres. La mine rapportait beaucoup
d’argent
à la ville, mais ses deux grosses cheminées polluaient énormément.
– Tu vois,
maintenant, à cause des autres, c’est à ton tour de souffrir!
– Pourquoi
les gens ne se rassemblent-ils pas pour nettoyer le lac? C’est terrible!
Je parlais en
regardant l’eau noire. Malgré sa noirceur, le lac était encore intéressant à regarder, car il reflétait magnifiquement
la beauté du ciel. Dans ce reflet, je voyais le soleil, les nuages et les oiseaux qui volaient. La réflexion de la nature
sur l’eau signifiait pour moi le dernier espoir qu’offrait le lac à ses admirateurs.
– C’est
étrange parce que le lac nous donne une belle réflexion du ciel...
– …
et il nous offre aussi un spectacle de lumière durant la nuit, continua le vieil homme. Cependant, cela demeure une illusion.
La réflexion de la nuit représente seulement l’ombre des arbres malades, des maisons, des édifices, des lumières du
progrès et des deux grandes cheminées. Le reflet est attirant et offre un spectacle magnifique, mais ce n’est que l’influence
du mauvais esprit qui habite le lac. Il souhaite que nous continuions à l’aimer comme il est. C’est le résultat
de son travail diabolique.
Les mots du vieil
homme commencèrent à se faire écho dans ma tête. Je pensais seulement au mauvais monstre qui habitait le lac. Tout à coup,
j’aperçus quelque chose dans l’eau. Cela ressemblait aux deux bosses qu’un monstre porterait sur son dos.
Les deux bosses étaient couvertes de mouettes qui criaient sans arrêt. Leurs cris faisaient penser à une discussion animée.
J’aurais aimé comprendre leur conversation.
« Je dois partir,
mais je suis content de vous avoir rencontré une fois de plus… » Je tournai la tête dans sa direction afin de lui dire
au revoir, mais il avait déjà disparu.
– À qui
parlais-tu? me demanda une jeune fille qui chevauchait une bicyclette solaire.
– Je parlais
à un vieux monsieur. Il a disparu aussi vite qu’il était apparu. C’est la deuxième fois qu’il me fait le
coup aujourd’hui. Je me sens bizarre.
– Tu es bizarre. Comment t’appelles-tu?
J’écoutais à peine ce que la jeune fille venait de me dire. Je continuais à chercher le vieil homme du regard.
« Allo? » Elle
semblait déçue que je ne l’écoute pas. « Je suis ici, juste à côté de toi! » Elle était vraiment déterminée à attirer
mon attention.
– Je suis
désolé. Je m’appelle Marco, lui répondis-je finalement.
– Je m’appelle
Karine.
– J’aime
bien ton nom. C’est joli!
Déjà à treize
ans, je savais comment charmer les filles. Je l’avais appris grâce à la télévision. J’étais un homme, un vrai,
même si ma voix muait. Cependant, la première chose que j’avais remarquée chez elle, ce n’étaient pas ses jambes
ou ses cheveux, mais sa bicyclette solaire.
Elle avait réagi
de la même façon : « Tu as une belle bicyclette. Elle est un peu vieille, mais jolie. » Elle semblait incapable de voir autre
chose en moi, comme ma nouvelle barbe ou mes yeux. Elle voyait seulement ma bicyclette. La télévision ne m’avait pas
tout appris sur les femmes. Des mystères planaient sur certaines d’entre elles. Par conséquent, je continuais à avoir
de la difficulté à les comprendre.
« Oh! mon Dieu!
Tu as le modèle 2010! C’est incroyable! » Ma bicyclette datait de 2008. Je souhaitais qu’elle ne m’invite
pas à aller faire un tour avec elle, car il ne faisait aucun doute que je n’arriverais pas à la suivre. Cependant, ses
longs cheveux rouges, ses yeux verts ainsi que son magnifique sourire me convainquirent de l’inviter moi-même.
– Chaque
année, je reçois le dernier modèle, prononça-t-elle avec orgueil.
– J’aimerais
faire le tour de la piste cyclable avec toi, mais je crains que ma
bicyclette soit
un peu lente. Voilà! Je retrouvai le goût de faire une balade à bicyclette. En regardant cette beauté féminine, j’oubliais
la laideur et l’odeur désagréable du lac. Je l’invitai à m’accompagner même si j’étais timide. Cependant,
je m’étais assuré d’être honnête avec elle afin de ne pas perdre la
face.
– Ça me
va. Je vais pédaler plus lentement. Allez! On y va! Elle partit en tête et je la suivis.
Nous passâmes
par Noranda, par le parc Trémoy, devant l’École de musique en Sol mineur et près du club de tennis.
J’étais
encore curieux de voir de plus près le rocher avec toutes les mouettes.
Quand nous arrivâmes
à l’amphithéâtre extérieur, je demandai à Karine de ralentir. « Karine! », l’appelai-je au loin, car, bien qu’elle
m’avait promis de pédaler plus lentement, elle continuait de rouler à vive allure.
« Oui! » Elle
arrêta sa bicyclette.
– J’aimerais
que nous arrêtions pour voir le rocher avec les mouettes.
– D’accord!
Nous pouvons laisser nos bicyclettes ici, près de l’amphithéâtre.
Nous marchâmes
jusqu’au bord de l’eau afin de mieux regarder le rocher. Les cris des mouettes causaient beaucoup de bruit. Nous
nous assîmes près de l’eau pour écouter la nature autour de nous. Il y avait tellement de mouettes qu’elles camouflaient
entièrement le rocher. Il était complètement blanc de mouettes. Tout à coup, je me souvins de ce que le vieil homme m’avait
raconté à propos de l’illusion créée par certaines réalités. Peut-être n’était-ce pas un rocher? Peut-être était-ce
le monstre du lac?
Karine interrompit
mes pensées : « Veux-tu partager ma barre de chocolat? » m’offrit-elle.
« Non merci! Ma
grand-mère m’a déjà nourri comme un dragon. » Je crois que toutes ces histoires de dragon commençaient à affecter ma
façon de
parler.
– Comme
un dragon?, s’exclama-t-elle en se moquant gentiment de mes propos. Peux-tu cracher du feu?
– Je ne
sais pas. Regarde, ahhhhhhh! criai-je dans ses magnifiques cheveux, en la serrant dans mes bras comme les monstres aiment
si bien le faire.
– Arrête!
Tu me chatouilles, me supplia-t-elle. Quel âge as-tu, Marco le
dragon?
– J’ai
treize ans, et toi?
– J’ai
aussi treize ans, mais j’aurai quatorze ans dans deux jours. Veux-tu
venir à mon anniversaire?
– Où aura
lieu ta fête? Au McDonald’s? supposai-je pour la taquiner.
– Non, farceur!
C’est à la maison de ma grand-mère.
– Pourquoi
ne célèbres-tu pas ton anniversaire à la maison de tes parents?
– Ils sont
divorcés. Je vis avec ma mère à Montréal.
– Vraiment!
Moi aussi. Je suis seulement en visite ici pour quelques jours, chez ma grand-mère.
– À quelle
école vas-tu?
– À Saint-Michel,
lui dis-je.
– Moi aussi!
me dit-elle. Je suis surprise, car je ne t’ai jamais vu à l’école.
– Comment
est-il possible qu’on ne se soit jamais rencontrés à l’école?
– L’an
prochain, tu vas me voir. J’espère que tu voudras bien continuer à me parler.
J’étais
content de mon voyage jusqu’à ce jour. J’avais écouté des histoires
intéressantes.
J’avais vu ma grand-mère. Et je croyais avoir rencontré ma première copine.
– Sûrement,
c’est une bonne idée, lui répondis-je un peu timidement.
« Super! Maintenant,
est-ce que nous pouvons y aller? Si nous voulons faire le tour de la piste cyclable, il nous reste encore 10 km à parcourir
», me rappela-t-elle, en finissant sa tablette de chocolat. Lorsque nous fûmes sur le point de partir, elle lança le papier
d’emballage doré de son chocolat dans le lac.
– Hé! protestai-je.
Que viens-tu de faire? Le lac est suffisamment pollué. Tu n’as pas besoin de le polluer encore plus!
Je me sentis offensé.
Peut-être le vieil homme avait-il raison. La motivation qui me poussait à vouloir protéger l’environnement ne venait
pas seulement
du film que j’avais
vu, mais de moi-même avant tout.
– On s’en
fout! dit-elle. C’est déjà sale et nous ne pouvons rien y faire. Regarde là-bas, continua-t-elle en pointant les deux
grandes cheminées de la mine. Les adultes continuent de polluer malgré tout.
– Tu es
comme la déesse Diane : tu as perdu tout espoir. Tu abandonnes l’Abitibi, mais l’Abitibi ne t’abandonnera
jamais.
– Marco,
peut-être que ce n’est pas une bonne idée qu’on continue à se voir l’an prochain. Tu es très bizarre. Tu
délires ou quoi?
– Certains
adultes continuent de polluer parce qu’ils sont égoïstes. Ce ne sont pas tous les adultes qui sont comme ça. Les enfants
aussi peuvent être égoïstes et vouloir un nouveau modèle de bicyclette chaque année.
J’étais
blessé, et je voulais la blesser en retour. D’une certaine façon, je l’aimais, et d’un autre côté, je la
détestais à cause de son geste. C’était une sensation étrange, un mélange d’amour et de haine. Je commençais à
la juger.
– Je ne
te trouve pas si gentil que ça. Maintenant, je suis sûre de ne pas vouloir te voir l’an prochain à l’école, dit-elle
avec colère.
– Pourquoi?
Parce que je ne vais pas me tenir avec votre petit groupe de personnes plus âgées et fumer?
Je voulais la
blesser encore plus, car elle me rejetait même si j’étais un bon garçon. Comment pouvait-elle me faire ça?
– Comment
sais-tu que je fume? Tout à l’heure, tu m’as dit que tu ne m’avais jamais vue à l’école.
– C’est
l’étrange dragon de tout à l’heure qui a reniflé l’odeur dans tes magnifiques cheveux.
Oups! Est-ce que
je venais de lui faire un compliment? Cette fille avait définitivement réussi à briser tous les circuits nerveux de mon cerveau.
– Tu as
senti mes cheveux? Je pensais que tu essayais de cracher du feu avec ton souffle, dit-elle d’une voix douce et calme
afin d’essayer de m’amadouer à nouveau.
– Oui! Excuse-moi,
je voulais vraiment sentir tes cheveux. Je te trouve de mon goût… OK! Mais… j’aime aussi le lac. J’adore
la nature entière, et j’aime prendre soin de mon corps. Voilà pourquoi je ne fume pas. J’espère que tu pourras
arrêter un jour. Pourquoi n’allons-nous pas chercher le papier que tu as jeté dans l’eau?... Et si tu veux, oublions
cette histoire.
Je ne voulais
pas perdre ce merveilleux sourire.
– Oui, c’est
vrai! Je m’excuse. Tu es un bon gars. Je ne suis pas toujours entourée de bonnes personnes et ça commence à se refléter
sur mon comportement, s’excusa-t-elle.
– J’aimerais
aller à ton anniversaire, lui dis-je tout en essayant de repêcher
l’emballage
doré dans l’eau sale.
Avec un long bâton, je fus capable d’atteindre le papier. Quand il fut suffisamment
proche de moi, je m’étirai pour aller le chercher. Il était encore loin et, quand j’y arrivai, je mis tout mon
poids vers l’avant, si bien que mon pied commença à glisser. Je tombai dans l’eau toute sale, et je sentis ma
tête frapper une pierre. Au moment de l’impact, j’eus l’impression d’entendre quelqu’un grogner.
Le son se fit écho dans ma tête, me rendant confus, étourdi et somnolent.